Don't judge a book by its cover - Joachim Alvarez

Il suffit d’une rencontre pour tout changer.

Si j’ai toujours pensé ainsi ? Non, pas vraiment. En réalité, je pense que, plus jeune, j’ai été conditionné à penser d’une certaine façon. La famille. Le cartel. L’héritage. Tout ça, c’était la priorité, et ce qui pouvait advenir restait secondaire. Ma mère ne faisait pas partie de ce monde-là, elle a juste craqué sur le mauvais type. Enfin…C’est une façon de parler. J’adore mon père, même si on a du mal à se comprendre. Je ne lui montre pas, j’écoute, je vais dans son sens et je fais ce qu’il me dit, du moins, c’est ce qu’il pense. En réalité, depuis quelques années ma vision des choses a changé. J’imagine que j’ai grandi, j’ai muri. J’ai pu prendre le recul nécessaire pour comprendre véritablement les choses. Il y a encore dix ans, je vous aurais probablement dit que c’était fun d’être le fils d’un chef de gang aussi puissant. Et par certains aspects, c’est vrai. J’ai toujours eu une vie très confortable, j’ai été chouchouté, et rares sont ceux à pouvoir se vanter d’avoir une telle vie. J’ai aussi appris énormément de choses…Mais parmi tout cela, il en est pour lesquelles nos points de vue divergent. Vous savez… On a parfois des images toutes faites sur les gangs qui terrorisent la population dès qu’ils arrivent dans une rue. A New-York c’est moins flagrant, mais mon père m’a emmené plusieurs fois à Las Chiapas, là où le cartel est né, et là-bas c’est très différent. Les gens nous reconnaissent immédiatement, ils savent qui on est, ce que l’on fait, et ça les effraie.

La question tomba alors…Que faisait réellement le cartel de Las Chiapas ?

Oh non, vous n’avez pas réellement envie de savoir ce qu’il se passe en interne… Ce n’est pas franchement joli à voir. Ce que «tout le monde» connaît, ce sont les trafics de drogue mais ça ne se limite pas à ça…Ils n’hésitent pas à tuer toute personne qui les gêne, même s’ils paraissent insignifiants et se plaisent à torturer les familles en leur envoyant la vidéo de la mise à mort ou une partie du corps de la victime. Des enlèvements, de la torture, de l’extorsion… J’en oublie sans doute tant les activités du cartel sont variées. Toujours est-il que ce n’est pas très joyeux, par contre c’est très lucratif. Au début, j’étais comme vous, je voyais surtout le trafic, le fait que ça rapportait de l’argent et au final…Les gens sont assez grands pour savoir quoi faire de leur vie, s’ils veulent la bousiller en prenant ces merdes, c’est leur problème, on ne les force à rien, n’est-ce pas ? Mais à l’adolescence, j’ai commencé à comprendre réellement de quoi il retournait et je pense que l’électrochoc a été d’assister à ma première exécution. Ca fait quelque chose…Même si sur le coup, avec tout ce qu’on m’avait mis dans la tête, ça paraissait être la seule option, la logique des choses. Ces images sont restées gravées dans mon esprit, marquées au fer rouge.

J’ai commencé à m’interroger, et à creuser davantage pour savoir de quoi il retournait exactement. Si mon père m’avait appris des choses, c’était surtout pour savoir gérer le gang, mais ce qu’il se passait « loin » de nous, je n’en avais qu’une connaissance floue. M’envoyer sur le terrain avec quelques hommes alors que je n’avais encore que quatorze ans a été révélateur, mais ce n’est pas encore à ce moment-là que j’ai décidé de tout abandonner, de prendre une autre voie. Non, pour ça, il m’a fallu du temps. Il a fallu que je grandisse, que je m’affirme, que j’engrange aussi suffisamment de connaissance pour connaître tous les rouages. Et puis, il y a eu cette rencontre, celle qui m’a montré que la vie, ce n’était pas ce que j’avais toujours connu avec le cartel, ça pouvait être beaucoup plus doux, plus fun. Pendant quelques heures, j’oubliais la pression qu’exerçait mon père ou le regard de ses lieutenants sur moi. Si certains étaient fidèles et là pour m’aider quoi qu’il en soit, étant comme de ma famille, d’autres n’hésiteraient pas à se débarrasser de moi et peut-être même de mon père. Bref…Eliott, c’est ainsi qu’il s’appelle. Ca a été comme un coup de foudre. Amical, hein. Je vous vois venir ! C’est un rayon de soleil, quelqu’un qui te donne l’impression que tout est possible et que la vie peut-être tellement plus agréable que tout ce que j’ai connu. Et quand je suis avec lui, ce ne sont que des délires, en réalité, j’ai l’impression de vivre mon adolescence véritablement maintenant, quand je suis avec lui. Il m’a permis de connaître d’autres personnes, toutes un peu dans le même délire, et ça a été libérateur. Je ne lui ai jamais parlé du fond de commerce de ma famille. J’ai…Effleuré le sujet dirons-nous. Il sait que mon père n’est pas un enfant de chœur, que ses activités sont illégales et que je me dissocie de tout ça, mais je ne lui ai jamais donné de détails. Je ne sais pas si c’est davantage pour le protéger de ce monde ou par peur du regard qu’il poserait sur moi. Vous trouvez ça bête, hein ?

Il avait légèrement haussé les épaules. Combien de fois s’était-il imaginé ses réactions s’il lui dévoilait tout et les risques encourus ? Il ne le comptait plus. Alors, il avait gardé ce lourd secret pour lui, préférant éviter le sujet. A présent, le jeune homme avait des projets, et il mettait tout en œuvre pour les réaliser.

Je l’ai connu il y a sept ans, juste au moment où je cherchais ma voie. Je réfléchissais aux études que j’allais pouvoir faire, et qui pourraient convenir à mon père… Et puis, cette rencontre, elle a tout changé. Elle m’a fait ouvrir les yeux. C’est à son contact que je me suis dit qu’il fallait que je fasse autre chose de ma vie que les horreurs que l’on attendait de moi. J’ai réfléchi pendant pas mal de temps et je me suis dit…Pourquoi pas la médecine ? Ou la pharmacologie ? Des branches qui conviendraient à mon père puisqu’on a toujours besoin de soigner les gars, et pour les médicaments…Je ne vous fais pas de dessins. J’ai finalement pris cette voie, je serai en dernière année à la rentrée prochaine. Le cartel pense trafics quand je me dis qu’avec ces connaissances-là, en réalité, je pourrais aider des gens.

Et puis, il y a quelques temps, je me suis rapproché d’un flic. Je suis un de ses indics…Je me retrouve à jouer sur les deux tableaux. Il m’a parlé d’un gang émergeant depuis quelques années à New-York mais sur lequel il n’avait que trop peu d’infos. Ce gang, il est mené par un hispanique avec lequel mon père a des relations assez tendues. Alors ça a fait tilt. Pourquoi ne pas faire une pierre deux coups ? Il n’y avait rien de tel qu’une guerre de gangs pour réussir à les affaiblir, les déstabiliser…Alors je me suis arrangé pour empiéter sur le business de la Bella Muerte afin d’intensifier ces tensions. Ce n’est que le début, et je dois rester prudent. Si Roja ou même mon père apprenait que je suis derrière tout ça…Je sais comment je finirai.

Il pointa deux de ses doigts sur sa tempe. Il semblait détaché tout en disant cela. Sans doute était-ce d’avoir grandi dans cet univers, d’avoir vu toutes ces horreurs qui faisait qu’il comprenait parfaitement les risques. Dire qu’il n’avait pas peur serait mentir. Bien évidemment qu’il était effrayé à l’idée de se faire prendre et de se faire tuer, mais s’il montrait la moindre faiblesse, c’était encore plus risqué…