Les minutes s’écoulent depuis un bon moment, mais tes yeux restent rivés sur le bout de papier qui repose devant toi, posé sur la table de ta cuisine comme une bombe à retardement prête à exploser, à détruire ta vie déjà vacillante. Cela fait maintenant deux mois qu’un inconnu a brisé quelque chose en toi, qu’il a fait volé en éclat la jeune femme que tu étais avant qu’il ne te pousse dans cette chambre obscure où il t’agressa. Deux mois que tu tentes de te reconstruire, deux mois que tu tentes de trouver un sens à ta vie sans l’aide de ton frère qui te déteste sûrement à l’heure qu’il est. Il a toujours été ton protecteur, ton héros, mais voilà qu’au moment où tu avais le plus besoin de lui, il disparaissait dans la nuit sans aucune nouvelle. Tu t’en voulais tellement d’avoir creusé ce fossé entre vous deux, te considérant comme responsable pour le silence de ton aîné. Pourtant, face à cette nouvelle que tu ne savais pas comment accepter, il n’y a qu’une seule chose que tu parvins à faire, les larmes voilant ton regard alors que tu composes son numéro comme un automatisme, un mouvement devenu instinctif par la répétition.

Depuis quelques jours, les nausées matinales avaient commencé. Tu ne supportais plus l’odeur de ton parfum préféré, tu avais des envies culinaires particulières, tout les signes étaient présents, tout les signes pointaient vers une vérité que tu ne pouvais affronter. Tu le savais déjà, quelque part au fond de toi, mais lorsque l’infirmière te confirma ta pire crainte, c’est l’image de Samuel qui apparût à ton esprit. Comment réagirait ton frère lorsqu’il apprendrait que tu portais l’enfant de ton agresseur ? Serait-il encore plus dégoûté qu’il ne l’était déjà ? T’en voudrait-il encore plus qu’il ne t’en voulait déjà ? C’est sous le choc que tu avais fait le chemin de l’hôpital jusqu’à ton appartement, avant de t’asseoir face à cette feuille de tests que tu fixais depuis. Les premières tonalités te font l’effet d’une douche froide et pendant un instant, tu penses à raccrocher. Tu te sentais si faible, brisée, tu ne pensais pas avoir la force de faire face à la colère de ton aîné, mais avant que tu ne puisses annuler l’appel, cette voix que tu connais si bien te répond. Il a répondu. Il ne te déteste pas complètement.

«Sammy..!» Ta voix se coupe, secouée par des sanglots que tu ne peux retenir, ta voix tremble, vacille, mais tu parvins tout de même à articuler quelques mots. «Je suis tellement désolée, Sammy..! Je suis désolée..! Je t’en prie, j’ai besoin de toi..! J’ai besoin de mon grand frère, je t’en prie..!»

Tu n’en peux plus de son silence, de ce calvaire que tu endures depuis maintenant deux mois. Tu as besoin de ton frère, maintenant plus que jamais. Il n’est pas parfait, ton Samuel, mais il est tout ce que tu as, le seul qui t’a toujours aimé malgré tout tes défauts, celui qui t’a toujours aimé sans condition. Tu as honte de le supplier ainsi, ce n’est pas ton genre, pas avec lui, mais tu ne peux en faire autrement. Un humain ne peut vivre sans son cœur et toi, tu ne peux pas vraiment sans ton grand frère. Cette grossesse, c’est ton pire cauchemar qui devient réalité. Toi qui avait toujours rêvé de devenir mère, tu n’avais jamais cru que ton premier enfant serait le résultat d’un crime aussi cruel. Tu ne peux en parler avec tes parents, tu connais déjà leur opinion à ce sujet, l’avortement est un meurtre et ils n’accepteraient jamais que tu subisses une telle intervention. Pour eux, ce bébé serait une bénédiction, un cadeau de leur Dieu qui n’avait pourtant rien fait pour empêcher cet homme de t’agresser, pour te protéger d’une telle douleur.

«Je sais que tu me détestes sûrement, mais…Mais je ne sais pas quoi faire…Je suis perdue..!» Tu continues de plaider ta cause, dans l’espoir qu’il accepte de te voir, de te porter secours une dernière fois avant de retourner à son silence, aussi douloureux soit il pour toi, pauvre petite sœur abandonnée par celui qu’elle aime le plus.


feat  @Samuel Aubry

Grandir dans la famille Aubry n’avait rien d’enviable, vous ne le saviez que trop bien, ton frère et toi. Vos parents avaient toujours été stricts et autoritaires, incapables de vous démontrer la moindre affection sans une quelconque monnaie d’échange, comme un bon relevé de notes ou une médaille de sport supplémentaire. Dans cette maison immense qui n’avait rien d’un foyer, Samuel avait toujours été ton unique pilier, ton protecteur face aux obstacles de la vie. Votre relation était à la limite du fusionnelle et tu avais toujours cru que ce fait ne changerait jamais, jusqu’à ton agression. Les coups de fil quotidiens avaient été remplacés par un douloureux silence, vos soirées passées à critiquer vos parents n’étaient plus. Tu étais convaincue que cette absence prolongée était la preuve que ton aîné te détestait, comment pourrait-il en être autrement ? Tu avais gâché cette fête à laquelle il avait tant insisté pour que tu l’accompagnes, devenant ainsi la raison pour laquelle tes parents lui coupèrent les vivres. Ils l’avaient longtemps menacé de la sorte, mais tu n’avais jamais cru qu’un jour tes parents oseraient vous séparer.

Malgré tout, en apprenant la nouvelle de ta grossesse, tu n’avais pu t’empêcher d’appeler ton grand frère. Tu avais besoin de ce sentiment de sécurité qu’il avait toujours su t’apporter, ce calme que sa voix provoquait chez toi. Les mains tremblantes, tu avais presque raccroché avant d’enfin entendre sa voix. Elle n’était pas aussi joviale que d’habitude, hésitante même. Samuel n’avait plus cette assurance, cette grandeur que tu lui enviais tant, il semblait presque aussi brisé que toi. Les mots s’étaient échappé avant que tu ne puisses les contenir, priant presque ton frère de ne pas raccrocher, d’accepter tes excuses que tu ne cessais de lui répéter. Tu donnerais tout pour qu’il cesse de te détester, pour que tout redevienne comme avant.

Ses mots te surprennent et un sanglot t’échappe, te secouant alors que ta poigne se fait plus forte sur ton portable. Se pourrait-il que ton frère ne soit pas en colère contre toi ? Se pourrait-il qu’il ne t’ait jamais détesté ? Tu as du mal à y croire, tu te détestes tellement de ne pas avoir été suffisamment forte pour empêcher ton agression, trop faible pour le repousser, trop pathétique pour te défendre. Tes muscles se détendent enfin, le calme te revient finalement après des semaines passées à te torturer l’esprit. Tu dois toujours lui annoncer, tu crains sa réaction, mais ce n’est pas le genre de chose que tu peux lui cacher, pas à lui. Tu ramasses le peu de courage qu’il te reste, le peu de force que ton agresseur t’avait laissé.

«Je suis enceinte, Sam..!» Ta voix se brise, tu aimerais que tout cela ne soit qu’un mauvais rêve duquel tu pourrais te réveiller, mais tu es bien réveillée et la réalité te terrifie. Avant qu’il ne puisse ajouter quoi que se soit, tu te recroquevilles sur toi-même, tes bras se refermant autour de tes jambes, parlant de nouveau. «Je t’en prie, j’ai besoin de toi..! J’ai tellement peur..!»

Tu ne te pensais pas capable de mettre fin à cette grossesse, malgré la haine que tu ressentais envers cet homme. Ce bébé qui grandissait en toi était innocent, pas vrai ? Tu es trop brisée, chamboulée pour prendre cette décision seule, sans les conseils de ton frère. Il est ta moitié, ta meilleure moitié, cette partie de toi que tu aimes le plus, il saura quoi faire, t’aider.

«Tu…Tu crois que tu pourrais me rendre visite..? Tu me manques, je ne peux pas continuer toute seule..!» C’était la vérité, sans lui, tu étais totalement perdue. Tu as espoir qu’il pourra te rejoindre, mais tu ne te fais pas trop d’espoir. Après deux mois sans te voir, il n’avait sans doute pas envie de te revoir dans de telles circonstances, alors que tu portais l’enfant de ton agresseur.

feat  @Samuel Aubry