Taxi driver

La garde se termine, je suis d’autant plus maussade que, malgré la fatigue, j’avais envie de sortir. Mais ils m’ont tous lâchés avec l’excuse de « j’ai une copine » « j’ai une famille » « j’ai une vie » après quelques verres seulement. Liam, mon collègue binôme de soirée n’échappe pas au lot en ce moment. Celui-là, depuis qu’il vit avec sa meuf, c’est plus le même, je ne sais pas si je l’envie ou si je le plains au final. Et puis, sérieusement, c’est quoi cette débandade dans la caserne ? Depuis quand on est devenu aussi tristement sérieux ?

J’ai un presque ado a charge et un chien handicapé et est-ce que je fais chier tout le monde avec ça quand on peut aller en soirée? Non ! En parlant du dit ado qui a passé la trentaine depuis des lustres, Carmelo, je ne peux même pas compter sur lui ce soir. Il est a son taff de nuit a la superette.


Faute de m’offrir une soirée festive, je décide d’aller rejoindre mon colloc a sa superette et de lui servir de taxi moto. Ca le ravira pas forcement, il déteste la moto, mais au moins il aura pas a rentrer a pieds en pleine nuit dans ce quartier qui craint. Je vais tranquillement vers la supérette quand je vois une petite silhouette féminine dans un manteau. Une femme seule ici ? Je ralentis d’autant plus que je vois deux hommes, juste derrière elle. C’est surement rien… mais dans le doute, je me sens obligé de faire demi-tour. Le temps que j’arrive, les types sont a son niveau, je ne sais pas ce qu’ils lui disent, mais j’ai comme dans l’idée qu’ils ne sont pas en train de lui demandé l’heure.

Même si c’est mal de juger les gens, dans mon métier, on apprend vite a voir certain signe. Pupilles dilatées, légers tremblements, dents gâtées et nervosité apparentes, des petits signes que l’on range en « indices de consommation de drogues », tout comme le geste vif de mettre quelques choses dans son dos, alors que j’arrive, qui ne sent pas bon. Pour le moment ils ont l’air de se méfier de ma présence, ca me va très bien. La jeune femme en face fait minuscule et surtout pas d’un âge à rester trainer dans les rues a cette heure ci.

Rien ne me plait sauf que je suis peut-être loin de la réalité. Je soulève ma visière de casque et regarde intensément la jeune fille, avec une question muette de savoir si ca va tout en lui tendant une perche sans savoir si elle l’acceptera ou pas :


« Bonsoir, j’espère que je n’interromps rien. Melle, c’est bien vous qui avez commandé un taxi moto ? »


Autrement dit : a-t-elle besoin d’aide ? En admettant qu’elle en accepte d’un étranger.

Certes, je n’ai pas le profil du type qui reste assis sur son canap toute la journée et dont la définition de sport consiste a se lever a la pub du superball pour aller chercher des bières, mais ca ne fait pas de moi un expert en combat. C’est une chose d’etre capable de porter des victimes ou grimper a bout de bras en haut d’un immeuble, ca en est une autre de savoir se battre correctement. Autant dire que sous mon air tranquille et mon coup de bluff, je reste sur mes gardes et tendu. J’ai suffisamment ramassé des gens démolis a cause de règlement de compte ou de querelle de rue pour ne pas avoir conscience que ce genre de situation peu dégénérer très vite. Les deux types n’ont pas la trogne de ceux qu’on a envie de croiser le soir, surtout si on est une femme.

Peut etre que je suis en train de me mêler de ce qui ne me regarde pas, surement que je vais au-devant d’ennuis, mais impossible de ne pas m’assurer que la toute jeune femme avec eux n’est pas en danger. J’ai de moins en moins de doute quand je devine toute la tension sur ses traits. Je ne sais pas qu’elle âge elle peut avoir mais elle semble fort jeune. Je reste a la fixer, essayant de lire sur son visage si je suis inopportun ou si elle a besoin d’aide. A peine ai-je fais ma proposition qu’elle l’a saisie sans hésitation et vient vers moi. J’imagine qu’il faut un certain courage en plus d’être une situation intenable, pour accepter de partir avec un inconnu en moto.

« Tenez, mettez ça et grimpez… »

Il y a une certaine impatience dans ma voix quand je lui tends mon casque. Il faut dire que les deux n’ont pas l’air décidés d’en rester là.

« Elle reste là, toi tu dégages… Taxi moto de mon cul !
- Tu tiens pas a tes dents ni tes genoux toi…. »

Dans un monde parfait, je pourrais donner une bonne correction à ces deux-là sans même me décoiffer, mais on vit a New York. C’est tout sauf un monde parfait. Je risque surtout de me faire étaler et ca n’aidera pas la jeune fille. J’essaye de garder un ton et une posture calme quand je l’aide a grimper en lui chuchotant :

« Ca va aller, tu es bientôt sortie de là. Quand je te le dis, accroches toi à moi de toute tes forces, d’accord… »

J’aimerais vraiment en être sur. Les deux types sont trop proches pour espérer juste me barrer, ni vu ni connu. A part me planter devant eu avec une assurance que je suis loin de ressentir, il ne me reste plus qu’une carte a poser. La question sonne anodine et je ne suis même pas certain de ce que je suis en train de faire alors que j’imite juste un héros de film badass qui a au moins un bazooka et 4 grenades dans la poche de son cuir.

« Vous voulez vraiment jouer a ca ? »

J’arque un sourcil et, au moins, j’ai le plaisir de les voir douter.

« T’es qui toi ?
- Tu crois qu’on va pas te fumer t’a petite gueule ? On gardera ta moto pour le dédommagement pour le temps perdu… »

Je reste impassible en leur répondant, toujours avec ce ton d’acteur :

« Je pense plutôt que vous allez me laisser partir parce que ce n’est pas votre quartier, parce que vous ne voulez pas d’emmerdes avec de plus gros poissons et aussi parce que c’est possible que j’aie déjà appelé mes potes avant de m’arrêter récupérer la petite sœur de mon patron… »

J’avoue, je suis en roues libres et je fais tout pour garder un air convaincu dans l’espoir d’être convaincant. Les deux boulets ne semblent pas avoir inventé la poudre mais sont quand même dotés d’un certain instinct de survie. Je les vois hésiter, scruter la route comme pour voir d’autres et me détailler, s’arrentant sur les petits écussons de mon cuir comme s’ils cherchaient un indice sur le qui ils se mettraient a dos en continuant a chercher la merde. Je suis joueur, mais j’ai mes limites. J’en profite pour sauter sur la moto avec un :

« Accroches toi ! »

Avant de démarrer en trombe sans qu’ils n’aient le temps de réagir. Certes, ca secoue, avec juste des lunettes, conduire a cette vitesse n’est pas simple, mais une chance que je sois plus a l’aise sur une moto que pour un combat de rue. Je roule assez longtemps pour etre sur qu’ils ne nous retrouveront pas et me gare devant la superette de Carmelo attendant de couper le moteur pour souffler tout en pouffant :

« Je n’aurais jamais cru que ça marcherait. Bon sang ! Je vais revendre les droit a Netflix!! »

Je descends de la moto pour faire face a la jeune femme et prendre le temps de m’assurer qu’elle aille bien. Je fais attention de parler doucement et de garder un visage rassurant, craignant qu’elle ne soit choquée de ce qui vient de ce passer.

« Ca va ? Ils n’ont pas eu le temps de vous faire du mal ? Est-ce que vous voulez que je vous raccompagne quelques parts ? Au poste de police, dans votre famille ? Est-ce que vous avez besoin de faire une pause avant ? Je peux aller chercher une canette de soda si vous avez besoin ? »

Je me rends compte que j’ai oublié l’essentiel alors que je lui tends la main :

« Je m’appelle Roman, Roman Carlyle. Je suis pompier de New York. Et vous, vous vous appelez comment ? »