Le faux semble pourtant si vrai - Shoshana Adler

L’art et les Wellington, voilà deux choses qui vont de pair. Nombreuses sont les galeries portant ce nom de par le monde, et pourtant, Nathanaël ne porte que peu d’intérêt à cet univers. Sa tendre enfance a été bercée par de grands artistes, ses yeux ont côtoyé de magnifiques toiles, ses oreilles ont entendu moult interprétations de telle ou telle œuvre, mais lui, il a toujours eu du mal à se laisser transporter par un aplat de peinture ou une sculpture. Il dénote au sein de sa famille. Lui, ce qu’il préfère, ce sont les images réelles. Les photographies ou les films lui procurent une joie immense. Sans doute est-ce son côté terre-à-terre, mais quand il les observe, il a l’impression de véritablement pouvoir se plonger dans l’histoire racontée, et il ne ressent pas cela avec les autres formes d’art.

Lorsqu’il a été approché afin de participer à cette soirée caritative, il n’a pas hésité un instant avant de répondre par la positive. Et quand il a été question de choisir laquelle des œuvres de sa collection personnelle il mettrait aux enchères, il ne lui a pas non plus fallu beaucoup de temps pour réfléchir. Ce serait celle-ci, et pas une autre.

Loin de lui l’idée de blesser Mark Grotjahn et sa vision du monde, mais la peinture qui, jusqu’à présent, prenait place dans son salon fera le bonheur de quelqu’un d’autre d’ici quelques heures. Il n’en peut plus de la voir suspendue à son mur, et il se réjouit de constater qu’elle rend merveilleusement bien sur celui de cette galerie accueillant l’événement.

« Comment pouvez-vous vous séparer d’une telle beauté ? », lui demande un homme d’un certain âge en s’approchant muni d’une coupe de champagne.

« Je dois avouer que c’est un crève-cœur, mais c’est pour une bonne cause, alors je me résigne à cet abandon avec le sourire. », il ne va pas avouer à l’organisateur que son généreux don tient autant à son envie d’aider à la restauration d’un bâtiment mythique et insalubre de la ville pour le transformer en lieu d’accueil pour une population dans le besoin que son envie grandissante de ne plus avoir ce tableau sous les yeux chaque jour que Dieu fasse. « Votre projet de rénovation m’intéresse particulièrement, si vous pouviez m’en dire davantage pendant que nous faisons le tour des autres joyaux que vous avez réussi à rassembler avant l’ouverture des enchères, cela me permettrait de réfléchir à comment vous aider plus encore et de voir sur lequel, peut-être, je miserais. », Nathanaël espère trouver de quoi remplacer l’emplacement désormais libre chez lui, et si pour cela il peut faire une autre bonne action, il est preneur.

Ce petit tour d’horizon lui fera le plus grand bien. Il vient de passer deux bonnes heures à vanter la beauté – qu’il peine à voir – des traits barbouillés sur une toile blanche, à raconter l’histoire de son acquisition du tableau ou la vie qu’il a vécue dans son penthouse. Les possibles futurs acquéreurs sont plus curieux que ce que Nate ne pensait… Néanmoins, tant que les questions se concentrent sur la peinture et non sur les gros titres des journaux qui le pointent lamentablement du doigt, alors il est un homme heureux !

Après avoir déambulé tranquillement en compagnie de l’organisateur, Nathanaël remarque qu’une jeune femme semble s’intéresser particulièrement à l’œuvre qu’il a apportée. Un fin sourire apparaît sur ses lèvres, et il remercie le vieil homme pour la visite en lui indiquant l’emplacement où il se rend, « Je vais aller essayer de la motiver à enchérir. ». Il ne sera pas dit que Welligton n’a fait que de la figuration !

« Cette toile vous plaît ? Si vous avez des questions, je suis votre homme. », il se poste juste à côté de la demoiselle en portant toute son attention sur la peinture. Ou presque, car il lance tout de même quelques regards en coin à la jeune femme.

Nathanaël Wellington, tu dénotes au sein de ta propre famille. Meilleur orateur que dessinateur. Plus porté sur les autres que sur un art que tu ne comprends que très mal. Tu privilégies ta carrière en politique plutôt que celle toute tracée dans l’entreprise familiale. Tu veux faire ton nid. Ton propre nid. Et tu as besoin de le faire dans un domaine que tu aimes et qui te passionne. Un domaine qui te permet d’être utile. Ton nom peut l’être, mais certainement en parcourant le monde, en allant de salle d’exposition en salle d’exposition ou en assistant à de multiples représentations théâtrales. Non, toi, tu veux faire les choses de façon plus grande. Tu veux laisser une trace de qui tu es. De qui tu es réellement et pas de celui qu’on attend que tu sois. Pour autant, tu ne dénigres pas d’où tu viens, et tu t’en sers pour faire avancer ta cause.

Aider les autres, c’est en partie pour ça que tu t’es lancé à la course pour le siège de la mairie de New York. Et cette œuvre caritative à laquelle tu participes, elle te permet d’allier les deux. Tu fais une bonne action tout en faisant parler de ton bon cœur. C’est tout bénef pour toi. Alors, quand tu vois qu’un œil attentif se porte sur le tableau que tu mets aux enchères pour la bonne cause, tu fonces.

La réponse te satisfait. La toile lui plaît, « Vous avez très bon goût. ». Tu feins d’y croire. Tous ces traits de couleurs étalés par l’artiste, tu ne peux plus les voir en peinture ! Sans mauvais jeu de mots… En réalité, tu n’as jamais été particulièrement friand de cet art aussi abstrait que nébuleux à tes yeux. Tu aurais bien volontiers exposé dans ton salon un chef d’œuvre d’Avedon, de Maier ou d’un photographe à la carrière montante. Mais un cadeau ne se refuse pas ! Tu t’apprêtes d’ailleurs à lui raconter ton acquisition, mais la jeune femme fait une précision sur son intérêt. Un de tes sourcils se lève, dubitatif.

« Ses papiers d'authenticités ? », tu te trouves un peu crétin devant cette demande. Un peu crétin, mais surtout, tu n’apprécies pas beaucoup le sous-entendu de cette question. Cependant, tu as l’habitude d’être pris au dépourvu et assailli de demandes farfelues, grotesques ou discourtoises, alors tu ne montres rien de ton étonnement, « Je vous assure que tout est en règle. », un sourire sympathique se glisse sur tes lèvres, « La toile a été identifiée en arrivant. Si cela peut vous rassurer, je peux appeler monsieur Grotjahn qui vous certifiera que le tableau en ma possession est bel et bien de lui. ». Après tout, il te l'a lui-même offert quelques années auparavant au nom de l’amitié entre vos deux familles. Ce n’est pas sa toile la plus connue, mais de là à ne pas reconnaître la patte de l’artiste… Ces traits te flanquent la migraine depuis des plombes, et tu espères bien que l’artiste lui-même ne t'a pas floué. Pourtant, malgré ta certitude, tu t’interroges, « Il y a quelque chose qui vous dérange avec ce tableau ? ». Tu serais idiot de ne pas t’inquiéter devant une telle suspicion.