Quand une porte se ferme, une autre s'ouvre - Enzo & Lexie

Les muscles tendus, la mâchoire encore contractée, la voix tressautant et le regard noir. Quiconque viendrait de vivre les derniers instants montrerait ces signes d’énervement, mais Enzo lui, cachait à merveille le moindre de ses sentiments. Il fallait bien le connaître pour réussir à percevoir ses émotions, et rares étaient les moments où il se laissait submerger par ce qu’il vivait. Du moins, extérieurement parlant, car au fond de lui-même, le jeune homme bouillonnait. On lui avait appris que montrer ses faiblesses était la dernière chose à faire pour survivre, qu’il devait être fort, impassible et que tout devait glisser sur lui, que rien ne devait transparaître au risque que son vis-à-vis ne se serve de ses réactions contre lui. L’Italien avait parfaitement retenu les leçons, il les avait assimilées rapidement, se prenant au jeu initié par ses aînés à l’époque, prenant plaisir à se voir aussi doué alors que ce masque devant être revêtu uniquement pour les affaires avait finalement été comme greffé à sa personnalité. Désormais, il lui était difficile de se laisser aller, d’accepter les aléas, de montrer à la face du monde ce qui se tramait dans sa tête et pourtant, sur l’instant, tandis qu’il s’éloignait d’Aaron, après une conversation houleuse et non désirée, en compagnie d’Alexis, il avait bel et bien les doigts légèrement tremblotants. C’était presque imperceptible, son mental réussissant encore et toujours à contrôler un maximum les réflexes naturels de son corps, mais c’était présent, étrangement présent. La situation était désarmante pour lui, il venait de voir ses différentes vies s’entrechoquer alors même qu’il faisait en sorte depuis plus d’un an maintenant que la styliste n’ait jamais à rencontrer cette part si sombre de son existence. Malgré le fait que quelques jours auparavant, il avait dû se confier à elle à ce propos, lui révélant des zones d’ombre sur sa propre personne suite aux nombreuses questions émises, il ne s’était pas préparé à devoir affronter une telle confrontation. Lui en parler était déjà suffisamment compliqué, le risque de la voir s’envoler loin de lui après ses révélations étant énormes, mais le fait qu’elle soit propulsée dans son univers si rapidement après n’avait jamais été à l’ordre du jour. Elle venait d’apercevoir un Enzo qu’elle n’avait jamais soupçonné. Quant à lui, il aurait préféré que ça en reste ainsi. Alexis était sa lumière, elle n’avait rien à voir avec ce qu’il connaissait depuis qu’il était enfant, elle était pure, belle, son âme était intacte et il ne voulait en aucun cas être le responsable d’une descente aux enfers, il se devait de la préserver de son monde, de sa famille. Une petite voix ne pouvait s’empêcher de lui hurler qu’il devait également la protéger de lui, et s’il ne lui avait pas cloué le bec, alors il y avait fort à parier pour qu’elle se soit mise à rire à gorge déployée en entendant les questions de la brune.

« Il travaille pour ma famille. », lors des explications données quelques jours auparavant, Enzo n’était pas rentré dans les détails, préférant laisser à la jeune femme le temps d’assimiler les données afin qu’elle décide elle-même s’ils devaient poursuivre cette discussion et développer le sujet. Il n’avait notamment pas expliqué ses relations compliquées avec chacun des membres de la mafia, alors sans doute que la scène à laquelle elle venait d’assister n’avait aucun sens, et que le simple fait d’apprendre qu'Aaron pouvait être envoyé par eux ne devait pas beaucoup l’éclairer, « J’imagine qu’il voulait simplement prouver qu’ils pouvaient m’atteindre. ». Pour être honnête, l’Italien n’avait pas très envie de développer davantage, pas ici, pas maintenant. Il avait conscience de ne pas avoir réellement répondu aux interrogations d’Alexis, d’être resté vague, et il n’était pas certain d’avoir compris ce qu’elle souhaitait véritablement savoir pas son "ça", alors il avait simplement décidé de rester factuel.

Enfin ! La glace avait été quittée et ils avaient tous deux récupéré leurs chaussures avant de s’installer sur un banc pour se défaire des patins inconfortables. Enzo restait silencieux, analysant les derniers événements, se demandant sérieusement ce que ce crétin était finalement venu chercher, et pourquoi il était venu seul. C’était incompréhensible. S’il avait été envoyé par son grand-père, le hacker se serait présenté accompagné, et pourquoi visait-il Alexis ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Son visage s’était doucement tourné en direction de la jeune femme, ses gestes s’étant suspendus alors qu’il défaisait le lacet de son second patin. A l’origine, si lui se trouvait là, c’était pour lui parler de ce qu’il avait découvert. Il était hésitant, comment pouvait-il aborder le sujet après tout ce qui venait de se passer ? Le devait-il ? Il allait lui reprocher de faire des secrets, pouvait-il seulement se le permettre ? N’était-ce pas l’hôpital se fichant royalement de la charité ? Ce fut la voix d’Alexis qui le sortit de tous ces questionnements, mais pas que. C’était déconcertant de parvenir à lire en elle comme dans un livre ouvert, elle ne dissimulait aucun de ses doutes, de ses inquiétudes ou de ses peurs, tout était visible au fond de ses prunelles et Enzo loupa une respiration en apercevant également une lueur de chagrin dans ses yeux qu’il aimait tant. Il se concentra finalement sur les paroles émises, et un fin sourire amusé et surtout attendri se glissa sur ses lips tandis qu’il reprit ses mouvements tout en abandonnant du regard la styliste, « Je n’ai pas besoin de te suivre pour savoir que c’est l’un de tes endroits préférés en cette saison, et puisque c’est le dernier jour où tu peux venir en profiter… ». Non, il ne la suivait pas. Pas physiquement en tout cas. Depuis leur rencontre, il avait lutté contre ses habitudes et ses mauvaises manies, et il n’avait jamais procédé à aucune recherche sur elle, mais après leur dernière discussion et le silence qui en avait suivi, Enzo avait eu besoin de se rassurer. Il avait dû vérifier qu’elle allait bien, et décrocher son téléphone aurait été une réaction sans doute un peu trop normale pour lui… Alors il avait fait ce qu’il faisait de mieux : il avait fouiné. Sa découverte l’avait fait halluciner, le poussant à vouloir la retrouver, mais refusant de s’immiscer davantage là où il n’aurait jamais dû mettre son nez. Il ne l’avait donc pas géolocalisé ou traqué sur les réseaux, il avait simplement utilisé sa cervelle, réfléchissant à l’endroit le plus plausible où elle pouvait être en une journée comme celle-ci, et il ne s’était pas trompé.

« J’avais envie de te parler. Tu me manques et… En fait, ce n’était pas juste une envie, c’était un besoin. », une jambe repliée contre son buste afin de nouer ses chaussures, sa voix s’était faite assez basse, mais suffisamment forte pour qu’elle puisse l’entendre. Enzo n’avait jamais été très doué pour exprimer ses sentiments, s’il pouvait se montrer parfaitement clair, et sûr de lui dans le cadre professionnel, c’était tout autre chose lorsqu’on entrait dans la sphère privée et délicate de ses attachements. « Tu m’as demandé du temps pour réfléchir à ce que tu voulais, à ce que tu ressentais après mes quelques éclaircissements, mais je... », il avait glissé sur le banc pour s’approcher d’elle en souhaitant déposer sa paume sur la petite main d’Alexis, cependant, lorsque ses yeux entrèrent en contact avec ceux de la jeune femme, il se rappela l’inquiétude et la peur qu’il avait pu voir un peu plus tôt et cela l’avait convaincu de stopper ses mouvements. Était-ce lui qui faisait naître en elle une telle frayeur ou était-ce la situation qui l’ijquiétait ? Sûrement les deux. Peut-être finirait-elle par le détester maintenant qu’elle savait qui il était, d’où il venait, maintenant qu’elle avait eu un petit aperçu de ce dont il était capable – et encore, elle n’était pas au bout de ses mauvaises surprises -, maintenant qu’elle devait s’imaginer ce qu’il avait pu faire par le passé et ce qu’il ferait à l’avenir. Elle allait le fuir, refuser tout contact, le chasser de sa vie, de ses pensées, de son avenir, elle ferait en sorte de l’oublier, elle voudrait peut-être même faire abstraction de cette dernière année, le sortir totalement de sa tête, de son cœur. Elle lui avait dit l’aimer, mais peut-on réellement aimer quelqu’un comme lui ? « Ce que je t’ai dit lors de notre dernière conversation à tout changé, n’est-ce pas ? Tu me regardes comme si j’étais un étranger inquiétant… C’est pour ça que tu ne m’as rien dit ? », il s’était à nouveau éloigné pour se retrouver à sa place initiale, le cœur tambourinant alors qu’il exprimait à voix haute ce qu’il ressentait, s’étonnant lui-même d’y parvenir sans trop s’embrouiller. Il avait l’impression que tout était en train de s’effondrer. Enzo perdait pied, alors que, pour l’instant, seul son esprit lui hurlait que rien n’allait, qu’Alexis allait quitter définitivement sa vie. C’était comme si, pour une fois, au lieu de balayer toutes les possibilités envisageables, il se focalisait sur l’issue la plus dévastatrice avec amertume et dépit.

Peu de chose l’effraie, rien ne l’atteint. Il n’est qu’actes réfléchis, actions mûrement pensées et paroles censées, mesurées. Froid, distant, il se montre efficace et il est convaincu que rien ne sert de courir, tout arrive à point. Lui soutirer un sourire n’est pas aisé, mais qu’y a-t-il d’anormal à cela alors même qu’il n’a pas d’humour, qu’il n’est qu’une force de travail et un esprit aguerri. Ne lui demandez pas d’avoir de grandes conversations, vous l’ennuyez déjà. C’était là une description lui collant à la peau, et pour cause, il avait tout mi en œuvre pour que ce soit le cas. Son masque d’indifférence avait longtemps fait sa force et sa fierté, mais à présent, il représentait à lui seul l’intégralité de ses difficultés, de ses blocages et Enzo aurait voulu être en mesure de l’arracher pour l’exploser au sol. S’il parvenait à s’ouvrir davantage, tout serait plus simple. Et pourtant, bien qu’il mourrait d’envie de déployer ses ailes face à Alexis afin de la laisser entrevoir l’ampleur de qui il était réellement, il n’y parvenait pas. Les causes étaient multiples. Premièrement, changer n’a rien d’évident, surtout quand on s’est forgé une telle armure sur de nombreuses années et pour de bonnes raisons, légitimes, nécessaires, obligatoires à sa propre survie et celle des siens. Deuxièmement, contrairement à ce que beaucoup pensaient de lui, rien ne glissait totalement sur lui, il emmagasinait simplement les émotions pour ne pas qu'elles soient visibles, mais oui, évidemment, il les ressentait. Et Enzo, il avait peur. Une crainte épouvantable. Persuadé de n’être que ténèbres et noirceurs, se livrer corps et âme lui était impossible. N’importe qui apprenant à le découvrir en profondeur s’enfuirait face à l’horreur qui était la sienne. Et si voir s’éloigner le commun des mortels ne l’inquiétait pas, il y avait ces rares personnes à qui il tenait et sans lesquels il aurait bien du mal à respirer. Face à elles, même s’il désirait plus que tout parvenir à se dévoiler, la marche lui semblait trop haute, la chute inévitable et douloureuse, dévastatrice. Troisièmement, il y avait sa vie. Son existence entière était jonchée de pertes, de tristesses, de morts. C’était son lot quotidien, la seule vérité qui était sienne, et il ne savait pas si, un jour, ses journées pourraient être autrement. Il n’était pas envisageable de donner à Alexis cet enfer en cadeau pour son amour. Quatrièmement, il y avait son avenir. On lui avait appris des règles auxquelles il ne devait en aucun cas déroger sous peine de sentences irrévocables, or, il avait sciemment trahi l’une des plus importantes, se propulsant par lui-même dans un tourbillon duquel il n’avait que peu de chances de sortir vivant. Son destin, il l’avait scellé cinq ans auparavant alors qu’il était persuadé que seule la vengeance comptait, qu’il n’avait aucun autre chemin à emprunter. Puis elle était entrée dans sa vie. Chamboulant tout sur son passage, lui faisant miroiter un futur possiblement heureux à ses côtés sans qu’elle ne se doute une seconde de la tourmente dans laquelle ça pouvait le mener. Il voulait la combler, lui offrir en retour toute cette joie qu’elle lui avait apportée, mais comment faire ? Quand désirs, devoirs, dignité, rancœurs et sentiments s’entremêlent, tout se complique. Tout tourne inlassablement.

Ce n’était pas faute d’essayer de s’exprimer correctement, mais l’exercice était plus délicat dès lors qu’il sentait la présence de la jeune femme à ses côtés. Lui qui d’habitude se montrait si clair, si précis, ne parvenait pas à se faire comprendre. Il venait de lui avouer le manque horrible qu’il ressentait, et le besoin impérieux qu’il avait de la voir, de lui parler, Enzo ne s’était pas mélangé les pinceaux sur ce point tant c’était une évidence agréable, puis il avait aperçu son regard, il avait capté cette lueur d’inquiétude quand il s’était approché d’elle. Cette constatation l’avait fait reculer tandis que ses gestes s’étaient suspendus et qu’il avait mis des mots sur ses pensées. Il lui faisait peur, et c’était la raison la plus logique à laquelle il pensa pour expliquer qu'Alexis ne lui ait pas parlé de sa suspicion de grossesse. Quand il avait découvert la visite de la styliste dans ce laboratoire, son monde avait chancelé. Un bébé… ? Un petit être fragile, dépendant. Une boule d’amour, le symbole ultime de leur appartenance l’un à l’autre. Les prémices d’une famille. Elle le lui avait caché. Sans doute n’avait-elle aucune envie de partager une si belle et merveilleuse nouvelle avec celui lui ayant fait des révélations déconcertantes quelques jours auparavant…

Ses sourcils s’étaient légèrement froncés alors qu’elle répondait à sa question, « Je... ». La question ne concernait pas leur relation, enfin si, mais pas dans le sens où elle semblait l’avoir compris. C’était un sujet trop personnel, trop sensible et il s’était à nouveau embrouillé, d’où l’incompréhension. Il n’eut pas le temps de se reprendre, de lui faire savoir qu’il s’était mal exprimé qu’elle avait déjà repris la parole. Il n’y avait aucune chance pour qu’il ne la coupe à présent, il buvait ses mots en l’écoutant le plus attentivement du monde. Son rythme cardiaque s’était accéléré tandis qu’Alexis posait calmement les bases ; ce n’était pas lui qui l’effrayait, mais la situation. Comment pourrait-il ne pas comprendre ce fait ? C’était rassurant, tout espoir n’était pas mort, peut-être venait-il de se montrer un peu trop alarmiste dans ses pensées. Cependant, Enzo avait baissé les yeux lorsqu’une vérité criante le frappa ; son nom de famille ne changerait pas, son passé non plus. Il resterait pour toujours cet homme aux lourds secrets, aux agissements horribles, à la conscience tourmentée, il n’y avait rien à faire pour cela, aucune lutte n’était à mener, il n’y avait pas de solution miracle, pas de pansement, pas de peinture à utiliser pour recouvrir ses monstruosités, et il n’existait aucune cape d’invisibilité pour les protéger de son univers. Cette fois-ci, ce fut sa respiration qui s’était coupé et non son cœur qui s’emballa alors que sa peau venait de rentrer en contact avec celle de la brune. Elle avait fait le geste qu’il n’osait plus faire à présent puisqu’il ne se sentait plus le droit de l’approcher tant qu’il n’était pas certain qu’elle ne le regretterait pas. Son visage fermé s’était tourné vers elle alors qu’on pouvait lire un soupçon d’inquiétude qui parvenait étrangement à se dégager de son regard malgré son masque de protection qui restait désespérément fixé à lui. Sa gorge étant nouée, il ne put dire aucun mot tandis que sa main se faisait légèrement tremblante sous la délicate caresse d’Alexis.

« Je te veux toi. », les mots étaient sortis sans qu’il ne puisse les contrôler en parfaite synchronisation avec ses doigts qui étaient allés s’enrouler autour de ceux de la brune pour les serrer peut-être un peu trop fort. Il n’avait jamais été aussi sûr de quoi que ce soit, à part le fait qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour voir Vittorio souffrir et pousser son dernier soupir. Il aimait aussi fort qu’il haïssait. Ces deux sentiments le consumaient de l’intérieur d’un feu si hardant qu’il en était presque intarissable. La différence était que sa haine le poussait à se renfermer pour s’enfoncer toujours plus loin dans les ténèbres alors que son amour faisait s’effondrer les barrières érigées pour maintenir les enfers de son âme provoquant un halo de lumière aveuglant. « Je ne te promettrais pas de répondre à chacune de tes questions, et ce, pour la simple et bonne raison que je ne veux pas te mentir. Je ne l’ai jamais fait Alexis. Tu dois te dire que c’est là le plus gros mensonge que tu as entendu de ta vie, mais non. J’ai éludé, j’ai botté en touche, j’ai contourné, mais jamais je ne t’ai menti sur quoi que ce soit. Et... », il souffla un instant, ses yeux se faisant fuyants avant de s’accrocher à nouveau aux magnifiques prunelles se trouvant face à lui, « Il y a certaines choses que… que tu n’as pas besoin de savoir, des détails que personne… que personne ne devrait avoir à connaître, à vivre ou à imaginer. ». Son autre main s’était levée en direction de la joue de la demoiselle mais une fois encore, il avait suspendu son geste, son nez se plissant comme pour palier à une douleur déchirante. Il voulait sentir la douceur de sa peau, mais il se refusait à se l’autoriser pour ne pas la brusquer. « Concernant ma famille, j’aimerais tellement que ce soit aussi simple… », un sourire furtif avait fleuri sur ses lèvres alors que ses yeux s’étaient déposés sur le ventre d’Alexis, puis il avait disparu au profit d’un regard perdu dans le vide et d’une voix blanche, « Je n’ai pas de souvenirs de mon père. Il est décédé quand j’avais 6 ans et tout ce que je sais de lui tient à ce qu’on m’en a raconté. Ma mère aimait me dire que j'avais son sourire, mais ça fait si longtemps… Si ça se trouve, désormais, ce n’est plus le cas. ». Clignant plusieurs fois des paupières comme pour sortir de l’état semi-conscient dans lequel il venait de plonger, il reporta son attention sur la jeune femme avant de fixer un point invisible par-dessus son épaule, « Si un jour je… ». Il voulait que ses enfants connaissent leur père, si un jour il avait la joie d’en avoir évidemment. Ce n’était pas une chose compatible avec sa vie ni avec les plans qu’il faisait depuis si longtemps, Alexis l’avait elle-même souligné, leur relation n’était pas de celle qui offrait un cocon stable et rassurant pour accueillir un être si fragile, et pourtant, « Je te veux toi et j’aimerais pouvoir voir de mes propres yeux lequel de ton sourire ou du mien ce bébé héritera. ». Sa voix s'était faite tremblante, hésitante alors que son regard laissait enfin entrevoir le désarroi qui était le sien actuellement, son masque s'effritant sous les yeux de la jeune femme.

Depuis quelque temps, dès qu’il était avec Alexis, il se montrait particulièrement bavard. C’était étrange pour quelqu’un de si avare en mots, mais bien que cela puisse être perturbant – inquiétant et douloureux – il lui semblait que c’était également nécessaire. La dernière chose qu’il voudrait, c’est de perdre la jeune femme. Il avait cette crainte depuis le début de leur rapprochement, et c’était en grande partie pour cela qu’il avait mis autant de temps avant de se jeter à l’eau et de l’embrasser pour la première fois. Leur relation était aussi bancale que magnifique. Bancale par sa faute, il ne le niera pas. Et magnifique à ses yeux tant elle représentait une lueur d’espoir grandiose. Quand il était plus jeune, Enzo s’était souvent imaginé vivre une autre vie que la sienne. Dans un univers parallèle, il aurait pu avoir une existence normale, des proches aimants, soudés, il aurait fait de belles études, rencontré une fille merveilleuse avec qui tout se serait déroulé à la perfection. Puis il l’aurait présenté à ses parents, en retour, elle en aurait fait de même et de fil en aiguille, il aurait demandé au père la main de sa fille. Ils se seraient mariés, auraient acheté une jolie maison que les rires d’enfants seraient venus égayer. Dans cette existence normale, il aurait été heureux. Ces rêveries, il les avait rapidement mises de côté. Se perdre dans un monde inexistant n’était pas productif et il avait compris bien avant l’âge adulte que rien de tout ceci ne serait possible pour lui. Pourtant, avec McKinney… Il arrivait à entrevoir un avenir serein et apaisé, loin de ses tourments habituels, de sa famille dysfonctionnelle et de son éducation si particulière. Elle arrivait à lui faire croire que ce n’était pas totalement inaccessible. Ce serait compliqué, à n’en pas douter, mais peut-être qu’il pouvait se remettre à rêver.

Évoquant son père, Enzo n’était pas franchement à l’aise. Il n’en parlait jamais. Ni de son père, ni de sa mère, ni de sa famille en règle générale. Que pourrait-il en dire ? Il ne se souvenait pas de ses parents ensemble, les souvenirs de sa mère étaient beaux mais avaient été entachés par la vision de la femme s’écroulant devant ses yeux. Quant au reste de sa famille… Il avait passé d'excellents moments avec ses cousins, cependant, il lui arrivait de se demander ce qui était vrai de ce qui était une pure manipulation faite par Vittorio. Est-ce qu’une seule réunion familiale organisée au manoir Forzalli avait été sincère ? Il finissait par douter que les siens soient réellement capables du moindre sentiment. Peut-être doutait-il également de sa propre capacité en ce domaine…

« J’en ai peu, mais j’essayerai de remettre la main dessus si tu le souhaites. », il avait à nouveau tourné son visage vers elle, lui dédiant un petit sourire en coin comme pour faire écho à ce qu’elle venait de lui dire sur ses risettes. « Par contre, je dois te prévenir... Mon moi plus jeune est irrésistible. », son air arrogant avait repris sa place le temps de quelques secondes pour camoufler le fait qu’il trouvait si triste la réalité. Des photographies, il en avait, peu comme il le lui avait dit, et il ne les regardait jamais. Pour elle, il pourrait se replonger dedans, cependant, il savait à l’avance qu’il devrait se vêtir de son armure s’il venait à les lui montrer un jour. Un peu comme il venait de le faire en feignant un ton d’humour alors qu’il sentait son ventre se tordre sous cette possibilité.

Parler de famille lui fit se rappeler pourquoi il était venu la retrouver initialement, et il évoqua le sujet en reprenant son sérieux. Ne mettant pas de mots clairs sur ses pensées, il ne mentionna pas qu’il était au courant du rendez-vous qu’elle avait eu un peu plus tôt dans la journée, et la brune imagina qu’il parlait d’un hypothétique bébé. Cela il s’en rendit compte dans un second temps, car au début, lorsqu’elle l’embrassa tendrement, Enzo crut qu’elle allait lui donner le résultat de ses examens. Son cœur s’était mis à battre la chamade tandis que leurs lèvres se rencontraient sous l’initiative de la styliste et il avait fermé les yeux pour en profiter au maximum. Qu’est-ce que ça avait pu lui manquer ! Il avait suffi de deux petites journées pour qu’il se sente tel un camé sans sa dose… Un soupir avait franchi ses lèvres dès lors que le contact fut rompu, mais il avait conscience que c’était déjà un pas énorme fait en sa direction suite à leur précédente conversation, alors il n’émit aucune objection, patientant simplement qu’elle lui parle.

Elle évoqua l’importance de la communication au sein d’un couple, et Enzo commença à se dire qu’elle se moquait un peu de lui. Oui, il faisait des mystères, mais de toute évidence, il n’était pas le seul. Cependant, il la laissa continuer sans rien dire. Assimilant les paroles d’Alexis, il ne la quittait pas du regard, et ce n’était pas uniquement dû à la paume de la demoiselle sur sa mâchoire. Il voulait absolument réussir à comprendre pourquoi elle ne parlait pas de cette grossesse, et il pensait sincèrement qu’analyser ses réactions était la meilleure solution. Lorsqu’elle lui indiqua qu’elle voyait parfaitement ses tourments, le seul réflexe qu’il eut fut de remettre en place son masque invisible. Laisser entrevoir ses faiblesses, c’était là une chose qu’on lui avait appris à ne pas faire. S’ouvrir aux autres était dangereux ; les leçons de Vittorio lui avaient inculqué cela, les péripéties de sa vie avaient confirmé que son apprentissage n’était pas totalement idiot. Et voir Alexis omettre un fait si important lui donna l’impression de recevoir un coup de poignard en plein cœur. Il lui avait tendu une perche, elle ne l’avait pas saisie, mais il ne montra rien de son désarroi face à cette constatation déchirante. Il ne pouvait pas lui avouer qu'il savait alors il se mura derrière un visage impassible.

« Je sais exactement d’où viennent mes blocages », il avait buté sur ce dernier mot, « et je sais depuis longtemps comment solutionner une partie de mes problèmes. ». À présent, il se tenait droit comme un I, assis sur ce banc avec Alexis qui était venue se blottir contre lui. Il avait senti ses muscles se crisper alors qu’elle lui proposait une aide sans savoir dans quoi elle mettait les pieds. Oui, Enzo savait comment le poids de ses douleurs pouvait être amoindri, et il n’était pas envisageable qu’elle participe à sa vendetta. Elle ne pouvait pas s’imaginer ce qu’il comptait faire, ce qu’il fomentait depuis des années maintenant, depuis qu’il avait découvert qui était le responsable de la mort de sa mère, et c’était aussi pour cela qu’il tenait tant à elle. Alexis était pure, elle était à des années-lumière de lui. Il ne rebondit pas sur le temps que cela prendrait pour qu’il puisse se débarrasser de ses barrières – d’autant qu’il était à peu près convaincu qu’elles ne partiraient jamais toutes complètement -, après tout, elle avait elle-même indiqué que le chemin serait long, douloureux et pénible. Elle ne savait pas à quel point…

Les mots qu’elle venait de prononcer étaient-ils une promesse ? Est-ce qu’elle pensait réellement qu’elle l’attendrait sans savoir le temps que cela prendrait ou la teneur exacte de sa solution miracle ? Il se posait vraiment la question. Il avait l’étrange sensation que durant les dernières minutes, il s’était montré plus sincère qu’elle, et c’était là un fait perturbant. Il devait arrêter de gamberger de la sorte. Si elle ne lui disait rien de ce bébé pouvant venir perturber leur vie, elle devait avoir ses raisons. À l’heure actuelle, il ne pouvait que se contenter d’espérer que ces dernières ne soient pas désastreuses et ne mettent pas un terme à leur histoire.

Son bras avait enlacé la silhouette de la jeune femme, et il resserra son étreinte pour chasser ses doutes et ses questionnements. Malgré toutes les difficultés, Alexis ne l’avait jamais laissé tomber, il lui faisait confiance ; son silence trouverait forcément une bonne explication. Si elle n’était pas prête à en parler, il ferait avec, il était bien placé pour comprendre que, parfois, il faut du temps.

« Je vais faire en sorte d’accélérer les choses pour qu'on puisse être ensemble sans aucune restriction au plus vite. », il avait déposé ses lèvres sur le sommet du crâne d'Alexis après avoir prononcé ses paroles. Il lui montrait avec ces mots qu'il savait ce qu'il voulait, que c'était elle et qu'il était pressé de pouvoir enfin vivre cette vie qu'ils pourraient se préparer. Évidemment, il ne se doutait pas que rien ne se passerait comme prévu, que même en essayant d'anticiper les actions de ses adversaires, il ne pourrait pas indéfiniment rester en retrait et parvenir à devancer les coups. Avec ces mots, il voulait également lui montrer qu'il était là, qu'il serait présent à ses côtés, tout le temps, pour toujours et ainsi, peut-être qu'elle comprendrait qu'elle peut tout lui dire, absolument tout.

Malgré ses réticences, elle parvenait toujours à lui tirer un petit sourire. En l’imaginant lui pincer les joues, il ne put s’empêcher de se dire qu’il perdrait toute crédibilité ! Néanmoins, pour Alexis, il était prêt à laisser de côté son besoin de tout maîtriser, et il se fit la promesse de remettre la main sur une vieille photo. Ou plusieurs. Il devait bien avoir ça dans une boîte quelque part chez lui. Sans doute serait-ce un tord-boyaux de les regarder, mais que n’était-il pas prêt à faire pour la voir heureuse ? Il s’était ouvert à elle comme jamais auparavant, lui confiant certains de ses secrets, lui avouant une partie de la vérité sur sa famille, gardant tout de même pour lui les aspects les plus sombres de son existence. La jeune femme n’avait pas besoin de tout savoir, il craignait beaucoup trop que le regard qu’elle porte sur lui change s’il venait à lui dire l’intégralité de ses noirceurs, de ce qu’il avait pu faire et de ce qu’il s’apprêtait encore à faire. C’est pourquoi il restait vague. Autant pour la protéger que pour se protéger lui-même. Il était comme ça, Enzo. C’était ainsi qu’on lui avait appris à être. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, et elles ne sont pas non plus toutes bonnes à entendre. Jusqu’à il y a peu, elle pensait qu’il n’était qu’un simple développeur web, et les révélations qu’il lui avait faites deux jours plus tôt avaient déjà été énormes. Pourtant, il savait que l’imagination était souvent pire que la réalité, mais il ne pouvait s’empêcher de penser que jamais, ô grand jamais, elle ne pourrait extrapoler jusqu’à deviner l’ampleur de ses méfaits. Il avait du sang sur les mains. Littéralement. Il lui était arrivé d’abattre la sentence lui-même, ou d’être uniquement le donneur d’ordre, mais la finalité restait la même. Ça le hantait, et ça continuerait à le hanter, surtout qu’il savait que l’hémoglobine continuerait à faire partie de sa vie. La vengeance qu’il fomentait à l’encontre de Vittorio n’avait rien de pacifique et il avait conscience que de telles représailles risquaient de déclencher une déferlante de violence. Depuis qu’il avait rencontré Alexis, il s’était interrogé plus d’une fois. Devait-il mettre un terme à sa vendetta ? C’était sans doute la limite de ce dont il était prêt à faire pour elle, car la réponse lui semblait évidente. Il le devrait, mais il en était incapable. Sa haine était trop ancienne, sa peine trop ancrée, son dégoût trop puissant. Tout ce qu’il pouvait lui promettre, c’était de faire en sorte de régler la situation le plus rapidement possible, qu’en bien même il n’avait aucune idée du temps qu’une telle action prenait. Il fomentait cela depuis des lustres, et jusqu’à présent, il n’avait jamais eu de réelles ouvertures pour agir. S’il précipitait les choses, ça pourrait le mener à la catastrophe, il pourrait tout perdre en voulant aller trop vite. Et par tout, il faut comprendre qu’il pourrait y laisser sa peau. Son cousin avait beau lui avoir appris que Vittorio avait donné l’ordre de ne pas le tuer, personne ne resterait inactif en le voyant débarquer l’arme à la main pour en découdre, et ce, qu’importent les directives du patriarche. Aucune discussion ou sommation ne serait faite, alors comment pourrait-il faire accélérer les choses tout en restant le plus prudent possible ? Il allait très certainement passer le plus clair de son temps à cogiter à cette question.

Le silence avait pris place entre eux. Enzo profitait de ce moment de tranquillité pour emmagasiner dans un coin de sa tête le bonheur qu’il ressentait en ayant la brune blottie dans ses bras. Son menton était déposé sur le sommet du crâne de la jeune femme, ses doigts cajolant délicatement ses hanches tandis que son autre main appréciait la douceur de sa chevelure. C’était sans doute l’une des premières fois de sa vie qu’il se montrait si délicat en public avec quelqu’un. Ils étaient à la vue de tous, mais l’Italien était tant baigné par l’instant qu’il ne se rendait pas compte du danger que cela pouvait représenter. Ils étaient à découvert, à la merci de quiconque, mais ce fut la voix d’Alexis qui le fit légèrement sursauter, comme s’il était finalement plus habitué à un dérangement dramatique qu’autre chose.

Il n’avait pas bougé d’un millimètre quand elle évoqua un aveu qu’elle avait à faire. Seul son cœur s’accéléra dans sa poitrine quand elle mentionna enfin sa possible grossesse. Il était soulagé qu’elle lui en parle, ses remords quant au fait qu’il s’était immiscé dans sa vie privée et sa crainte sur les raisons de ce silence semblant s’envoler. Il sentit une pointe de déception l’étreindre. Négatif, finalement, il n'y avait pas de bébé en vu. Lorsqu’elle lui expliqua avoir été terrifiée par le doute, il comprit qu’elle n’était finalement pas aussi prête que ce qu’il avait cru durant ces dernières minutes à accepter tout ce qu’il était, tout ce qu’il représentait. Mais il chassa cette douloureuse constatation pour se concentrer davantage sur celle qui s’éloigna de lui en se redressant, s’inquiétant de la seconde raison qui perturbait la jolie styliste. Les quelques secondes qui s’écoulèrent lui semblèrent durer une éternité, « Alexis, qu’est-ce qui se passe ? ». Sa voix n’avait rien d’assurée tandis que ses paumes s’étaient délicatement déposées sur les joues de la demoiselle, son regard s’ancrant dans ses yeux bruns et laissant entrevoir la peur qu’il ressentait à présent. Il était rare pour lui de laisser ses émotions visibles, mais là, c’était plus fort que lui.

Son souffle s’était coupé un instant en découvrant qu’elle avait déjà donné la vie, ses doigts avaient glissé sur la joue d’Alexis pour faire disparaître la larme y faisant un bout de chemin, puis ils dégringolèrent le long de son cou comme s’il était frappé par ce choc. En réalité, ce ne fut que pour aller serrer ceux d’Alexis. Le geste était simple, il avait pour but de lui faire comprendre qu’il était là pour elle, qu’il était touché par la force dont elle faisait preuve pour lui parler de ce qui avait dû être le plus grand traumatisme de sa vie. Il ne trouvait aucun mot suffisamment puissant pour lui faire part de son soutien, et il se maudissait d’être incapable de faire plus.

« Tu n’as pas à t’excuser. », c’était succinct, comme à son habitude. La pression de ses doigts sur ceux d’Alexis se fit moins forte alors qu’il baissait le regard. Comment devait-on réagir face à une révélation si déchirante ? Il n’en savait rien, c’était une situation totalement nouvelle pour lui et il était particulièrement mauvais pour les consolations. Il aurait voulu être apte à lui apporter tout le réconfort dont elle avait besoin, tout le soutien qu’elle méritait, mais il restait désespérément immobile. Il lui fallut quelques secondes pour totalement réaliser, et planter une nouvelle fois ses yeux dans ceux de la jeune femme, « Bon sang… Alexis... ». Sa tête avait tristement dodeliné de gauche à droite avant qu’il ne se saisisse doucement de sa nuque pour l’attirer à lui, resserrant l’étreinte dans son dos en la plaquant délicatement contre son torse. Il espérait que la barrière de ses bras la protégerait de son chagrin. C’était idiot de penser à une telle chose, c’était totalement utopiste et impossible, mais s’il pouvait lui apporte ne serait-ce qu’une once d’apaisement alors il était prêt à abandonner son côté terre-à-terre. Il ne supportait pas de la voir malheureuse, c’était un supplice pour lui.

« Catherine, c’est un prénom magnifique. », que dire de plus ? Ce n’était finalement pas tant son incapacité à montrer ses émotions qui remportaient la bataille à l’heure actuelle, parce qu’au fond, Enzo était persuadé qu’une telle révélation ne souffrait d’aucun grand discours. Rien de ce qu’il pourrait dire ne serait suffisamment réconfortant, il ne pourrait jamais comprendre le déchirement qu’elle ressentait. Elle avait subi une perte inimaginable. Non, rectification : on lui avait imposé une perte inimaginable. Cette réflexion venait de réveiller en lui une colère indéchiffrable ; quel père pouvait obliger son enfant à abandonner la chaire de sa chair ? C’était innommable.

Il avait gardé le silence de longues minutes, l’étau de ses bras se faisant fréquemment plus fort avant de se détendre en apposant un tendre baiser sur la tempe d’Alexis, puis doucement, il reprit la parole. « Je peux te poser une question ? », il avait gardé sa position, la brune toujours blottie contre lui alors qu’il murmurait, « Tu n’es pas obligé de me répondre si tu ne le souhaites pas. ». Il ne voulait pas la brusquer, mais une chose le turlupinait, « Qui est le père ? Il n'a pas essayé de convaincre le tien de ne pas faire ça ? ». Ça faisait deux questions, mais l'une avait finalement entraîné l'autre.